24 octobre 2018

Jacques Mandelbaum écrit dans Le Monde du 22 avril 2014 ceci : « Dans Night Moves, trois jeunes gens sans qualité ni vocation criminelles fomentent et commettent (…) un attentat éco terroriste, dans la nature omniprésente de l'extrême-ouest des Etats-Unis, puis disparaissent dans le paysage où leur acte finit par les rattraper (…).

Il y a là Josh (Jesse Eisenberg), personnage de solitaire introverti et militant sourdement déterminé qui travaille dans une ferme écologique, Dena (Dakota Fanning), une jeune bourgeoise idéaliste qui s'occupe d'un établissement de bain japonais et Harmon (Peter Sarsgaard), au profil et au passé plus troubles, ancien des forces spéciales américaines et artificier de l'opération. La première partie du film est tout entière consacrée à la préparation et à l'exécution de l'attentat : l'explosion d'un hors-bord bourré de dynamite contre un barrage hydraulique ».

Le trio qui fait partie d’un groupe d’activistes écologistes radicaux est scandalisé par les dépenses insensées pour l’illumination d’un golf local fréquenté par des riches avec l’électricité produite par la centrale électrique hydraulique. Ils vont faire sauter le mur de barrage de cette centrale. Pour ne pas mettre la vie d’un automobiliste en danger qui a crevé un pneu sur un pont près du barrage, Dena, Harmon et Josh diffèrent l’explosion d’une vingtaine de minutes. Mais après que le béton a cédé sous l’explosion, ils croisent sur la route du retour plusieurs voitures de police et échappent à un contrôle. Ils entendent à la radio que leur acte a entraîné la mort d’une personne. Leur résolution de ne plus se téléphoner ni de se contacter devient parfaitement vaine. Dena subit des crises d’angoisse et elle en parle à Harmon qui rappelle le taiseux Josh sur son portable. La rumeur sur leur implication dans l’attentat se répand ; Josh et Dena sont mis en cause par leur entourage et Josh est renvoyé de sa ferme d'agriculture raisonnée.

Leur attentat a en effet coûté la vie à un campeur qui dormait près du barrage au bout du lac artificiel. La FBI est sur les rangs. L’attentat commis avec l’intention de réveiller la conscience des gens face au désastre écologique qui guette le monde par un électrochoc déclenche une série de crimes. Son angoisse a rendu Dena incontrôlable. Josh, après son licenciement, la rejoint et quand il comprend qu’elle voudrait se rendre, il l’étrangle. Il téléphone à Harmon pour lui demander de fuir avec lui mais Harmon refuse. Josh entre dans un magasin d’équipement sportif et prétend vouloir se faire embaucher. Lorsqu’il s’aperçoit dans un miroir qui permet d’observer les clients, il semble prendre la décision de braquer ce magasin. Le film se termine sur cette scène ambiguë.

On ne peut pas dire que les trois protagonistes se soient pris de façon dilettante ou irresponsable pour commettre leur attentat. Ils ne manquaient pas de professionnalisme dans leurs préparatifs. Ils étaient par contre d’une naïveté impardonnable quand ils prétendaient vouloir épargner les vies des personnes présentes à l’endroit du barrage. La « pureté » de leur cause et de leur bonne volonté montrait son vrai visage dans cette arrogance de penser qu’ils pouvaient commettre un acte terroriste « propre ».
Ce film retrace l’engendrement d’un crime à partir de l’idéologie du Bien. Le passage à l’acte repose donc sur une pensée erronée. Je pense en effet que beaucoup de crimes trouvent leur mobile dans une pensée fausse. Ce genre d’homicide n’est pas le résultat d’affects ou de pulsions.
En quoi consiste-t-elle cette idéologie? Hormis ceux qui nient le réchauffement climatique causé par les humains et en particulier les lobbies des industries polluantes qui perdraient beaucoup d’argent avec les restrictions imposées pour le sauvetage de la planète, personne ne peut fermer les yeux face aux conséquences de notre mode de vie actuel sur notre avenir très proche.

Bruno Latour parle de ce changement du climat induit par l’homme en terme d’apocalypse. Vue l’imminence de cette menace, on ne comprend pas que les États ne font pratiquement rien pour empêcher l’apocalypse. Les partis écologistes se soucient plus de la carrière de leurs responsables que d’arriver à trouver les leviers politiques qui permettraient d’ exercer une influence sur les décisions nécessaires pour réduire les effets dévastateurs de la pollution , de l’agriculture et de la pêche forcées. Restent les voix des chercheurs et les ONG, comme Greenpeace avec ses actions spectaculaires.

On comprend donc l’appel au passage à l’acte violent de la part des éco activistes auquel les trois écoterroristes ont obéi. Leur argument ressemble beaucoup à ceux des groupes armés de l’extrême gauche des années 60 et 70. Eux aussi pensaient que leur violence pouvait déclencher un changement par le biais de l’insurrection populaire. Nos trois terroristes espéraient que l’explosion du barrage produirait un choc salutaire. Admettons que l’idée soit séduisante. Les groupuscules comme Baader-Meinhoff n’avaient aucun succès populaire mais ils recrutaient un certain nombre de militants qui commettaient au cours des années 1970 et 1980 des actes funestes.

Si les trois jeunes gens avaient réussi à réveiller la conscience des Américains, ils auraient eu plus de succès que tous les discours écologistes. Or, ils ont échoué de façon aussi lamentable que les politiques des verts.

On observe d’ailleurs que les programmes politiques irrationnels et racistes, comme celui du FN, ont un succès populaire indéniable alors qu’un programme qui suit la raison comme par exemple celui qui milite pour une Europe forte ou pour le sauvetage de la terre devient inaudible. Faut-il en conclure que les programmes rationalistes sont faux ? La réponse est claire : ces programmes sont justes mais ceux qui les défendent ne savent pas toujours à quoi ils se sont engagés. Plus une idée correspond à la raison, donc au réel - dirait Hegel - plus il est difficile de la réaliser ! La raison réelle est toujours difficile à faire entendre et à imposer car, d’une part, il faut faire un grand effort pour la penser et d’autre part, une erreur dans la pensée et dans sa propagation se paie toujours par un triomphe des forces réactionnaires.
Enfin, les promoteurs d' idées vraies oublient souvent la dimension affective nécessaire pour atteindre un but politique. La psychanalyse ne se serait pas propagée sans l’amour du transfert.

Il ne suffit pas d’agir ou, pour parler plus précisément, il ne suffit pas que votre cause soit juste et rationnelle. Vous ne pouvez savoir si votre cause est juste que si vous pouvez lui donner une chance qu’elle se réalise. Par exemple, accepter l’existence de l’inconscient freudien implique qu’on le fasse parler plus ou moins tard dans le cadre d’une analyse.
Le mot « raison » est très riche, il dit au moins trois choses pour lesquelles l’allemand a besoin de trois mots : Vernunft, Grund et recht dans rechthaben. Cette polysémie du nom « raison » reflète sa complexité. Lacan affirme dans le sous-titre de son écrit « L’instance de la lettre » qu’il existe « la raison depuis Freud ». Et vous savez que cette raison est toujours controversée.

La situation apocalyptique demande un acte urgent. Cet impératif semble être catégorique comme celui de Kant. L’impératif kantien stipule que le principe qui guide votre volonté doit pouvoir être élevé au rang d’une loi universelle. Or, dans la situation apocalyptique, on a à faire à un autre universel : le déchaînement catastrophique atteindra à plus ou moins long terme - tout le monde. Il existe en effet un conseil climatique international à l’ONU. Or, l’universel de la loi et l’universel de l’apocalypse ne sont pas les mêmes (universels).
D’une part, il faudrait donc agir pour sauver la terre et via ce sauvetage, assurer celui de l’humanité entière. Ainsi Bruno Latour pense qu’il y a un conflit entre « les humains » et les « gaïens » (ceux de la terre) et que ce conflit peut dégénérer en une guerre. D’autre part, il faudrait agir non seulement vite mais aussi par un acte astucieux qui puisse remonter le temps perdu par nos atermoiements. D’où aussi la tentation éco terroriste. Mais il y a encore d’autres fantasmes d’efficacité salvatrice.
Nous avons vu, l’année dernière, un autre film à propos d’apocalypse climatique qui aborde ce problème par le biais de la science (folle) : « Snowpiercer, le Transperceneige «
Il a été présenté en avant-première mondiale le 7 septembre 2013 en clôture du Festival du cinéma américain de Deauville ». (Wikipedia).

Voici son « Synopsis :

En 2014, une tentative de géo-ingénierie contre le réchauffement climatique entraîne un cataclysme : une glaciation de toute la planète, détruisant la vie et exterminant presque toute l'humanité. En 2031, des passagers enfermés dans un train forcé à rouler continuellement sont les seuls survivants sur Terre. Les habitants des derniers wagons, contraints de vivre dans la promiscuité et le rationnement, se révoltent. » (ibid.)

La glaciation de la terre à la suite de la manipulation du géo-ingénieur qui a prétendu pouvoir contenir l’effet de serre produit par l’émission de CO2 est un ratage au même titre que l’attentat de nos trois terroristes. Les erreurs de ces agents consistaient en ceci. Ils croyaient 1) que la hâte imposée par l’urgence imposait des actes violents et 2) qu’il existait une astuce pour renverser la situation apocalyptique.

Or, Lacan a montré dans son écrit « Le temps logique… » (1946) que la hâte n’a d’intérêt que si elle est insérée dans une procédure de cogitation, dans une logique. À un moment donné, elle doit être suspendue. Quant à l’idée qu’il faut passer par l’astuce pour remonter le temps, elle comporte la plupart du temps des risques incontrôlables. Elle aussi doit fonctionner dans un programme réfléchi.

Il ne vous aura pas échappé que les trois protagonistes dans le film de Kelly Reichhardt n’ont rien d' héroïques. Dena est une jeune femme angoissée, Harmon, qui se rapprocherait le plus d’un aventurier ne se montre plus disponible après l’échec de la mission du trio. Et Josh, le plus énigmatique des trois, est sans doute aussi le plus désespéré. Ces trois protagonistes sont donc à l’opposé de ce qu’on aurait attendu d’activistes qui veulent sauver la terre : d’être des agents implacables et efficaces d’un acte qui changerait le monde.

Or, cette contradiction renvoie à l’écart entre l’acte imaginé, voire imaginaire qui aura été accompli et qui a amené à un crime et l’acte qui serait à la hauteur du problème. De cet acte nous ne savons pas grande chose, sauf qu’il sera très compliqué. Nous ne savons que ceci : jusqu’à présent, l’être humain s’avère incapable de réparer ce qu’il a détruit. Kelly Reichardt a filmé cet écart.

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