17 mars 2014

Anne-Lise Stern a livré à celles et à ceux qui savent lire un savoir indispensable pour regarder l’horizon de la psychanalyse. Un horizon qui n’est pas toujours serein. Lacan y situait trois points : l’Œdipe dans le Symbolique, la société de psychanalyse dans l’Imaginaire et le camp de concentration dans le Réel. C’est aussi grâce à Anne-Lise Stern, qui a été son analysante et son élève, qu’il a reconnu que ce lieu, « facticité réelle, trop réelle » n’a pas disparu de notre perspective dans nuit et brouillard.

Ayant dû endurer Auschwitz, Theresienstadt et Bergen-Belsen de 1944 à 1945, Anne-Lise savait de quoi elle parlait quand elle enseignait tant les effets symptomatiques que les signes annonciateurs des camps. Loin de sacraliser la Shoah, elle n’avait pas peur de comparer, dans un de ses textes, publiés dans son grand livre Le savoir-déporté1, la condition et le traitement de certains enfants hospitalisés dans l’après-guerre en France à la souffrance des enfants déportés. Des énoncés et comportements tolérés par ses collègues lui paraissaient souvent insupportables quand elle y décelait le langage de la violence refoulée, l’écho des années brunes. Anne-Lise savait entendre et lire comment la Chose parlait après Auschwitz mais elle espérait que son écoute et sa lecture pouvaient prévenir le pire, dans le cadre limité de son acte, l’acte analytique. Le pire, elle dut l’affronter déjà à l’âge de 12 ans, en 1933, quand les nazis ont pris le pouvoir en Allemagne, forçant sa famille à émigrer en France et, onze ans plus tard, quand la déportation l’arracha à sa famille. Sa vie durant, elle en a extrait un savoir au service de ses analysants et de la psychanalyse.

J’ai rencontré Anne-Lise Stern un an après mon arrivée à Paris, en 1977, rue Notre Dame des Champs chez Suzanne Hommel, qui accueillait Michael Turnheim et moi même, arrivés de Vienne pour devenir psychanalystes. Pendant toutes ces années, Anne-Lise m’a témoigné un mélange de sympathie et de sévérité. Beaucoup plus libre que la plupart de ses pairs, elle ne retenait même pas sa critique quand Lacan présidait une réunion. Anne-Lise, toujours aux aguets face aux abus de la science, alla jusqu’à déranger la conférence d’un neurologue qui faisait part de ses expériences avec des rats en improvisant une performance : elle courut à travers l’auditoire, imitant un rat prisonnier d’un labyrinthe. A l’instar de l’écrivain allemand Hans Wollschläger, la souffrance des animaux de laboratoire lui évoquait celle des êtres humains torturés. Elle avait des idées sur le transfert que je n’ai jamais entendues ailleurs : lorsque, un jour, je me plaignais de mon analyste, elle me rétorqua qu’en tant qu’analysant j’avais une grande responsabilité, celle d’empêcher mon analyste de faire des erreurs. Les analystes seraient trop seuls.

Après la parution de son livre, Le savoir-déporté, Geneviève Morel l’invita à un séminaire de « Savoirs et clinique », à Lille. Un public nombreux s’y est entretenu avec elle de ses textes si frais et surprenants. Deux ans après, en 2006, j’eus l’occasion de l’inviter à un symposium sur Le malaise dans la civilisation à Karlsruhe, pas loin de Mannheim, la ville de son enfance. Dans son intervention, sans doute la plus personnelle et la plus émouvante de cette rencontre, elle évoqua son père et sa mère en Allemagne et elle commenta ainsi l’aporie de sa profession : « peut-on être analyste quand on a été à Auschwitz ? Non ! Peut-on l’être quand on n’y a pas été ? Non ! » J’ai été très heureux de pouvoir lui apporter ses exemplaires du livre qui a été édité avec les exposés de ce symposium2.

Depuis l’AVC qui l’a frappée en octobre 2012, je lui ai régulièrement rendu visite à l’hôpital Broca et ensuite à la « Maison des Parents ». Bien qu’elle n’ait prononcé que quelques mots avec moi pendant cette période, elle était très présente et me signifiait quand elle voulait être promenée dans le jardin ou la rue. J’y rencontrais souvent François Régis Dupond-Muzart et Michel Thomé qui s’occupaient d’elle avec une grande assiduité. À chacune de mes visites, je lui apportais un livre. Elle s’emparait de ces livres et les lisait devant moi, ne s’assurant que de temps en temps que j’étais encore là. Jusqu’à la fin, Anne-Lise Stern savait dérouter son visiteur.

  1. Le savoir-déporté. Camps, Histoire, Psychanalyse. Précédé de Une vie à l'oeuvre par Nadine Fresco et Martine Leibovici. La librairie du XXIè siècle. Seuil 2004.
  2. Franz Kaltenbeck / Peter Weibel Hg. Sigmund Freud Immer noch Unbehagen in der Kultur. Berlin, Zürich, 2009, diaphanes.
Web Analytics
Sauvegarder
Choix utilisateur pour les Cookies
Nous utilisons des cookies afin de vous proposer les meilleurs services possibles. Si vous déclinez l'utilisation de ces cookies, le site web pourrait ne pas fonctionner correctement.
Tout accepter
Tout décliner
Analytique
Outils utilisés pour analyser les données de navigation et mesurer l'efficacité du site internet afin de comprendre son fonctionnement.
Google Analytics
Accepter
Décliner