17 juillet 2012
Attracteur de la lumière comme de la convoitise, pousse à l’effraction et au crime, le diamant a toujours été un réquisit crucial au film noir. Michael Mann s’en sert comme d’un condensateur pour montrer combien est mince la marge entre capitalisme et crime.
Après avoir passé 11 ans en détention dans une prison américaine où règne la violence et l’arbitraire, Frank (James Caan), convaincu que seul l’argent, beaucoup d’argent, lui permettra de s’en sortir dans la vie, décide de mener une double vie. Garagiste, il répare et vend des voitures le jour et perce des coffres-forts la nuit. Sa capacité de casseur attire à la fois l’attention de la police et celle de la mafia, deux organisations dont les collusions ne favorisent pas les individualistes. Leo (Robert Prosky), un chef du milieu, fait tuer un des collaborateurs de Frank pour forcer celui-ci à percer pour lui le coffre de la Banque de Californie contre une participation substantielle au butin – des diamants. Amoureux de la blonde Jessie (Tuesday Weld), Frank veut fonder une famille avec elle. Mais elle ne peut pas avoir d’enfants et Frank, qui est repris de justice, n’a pas le droit d’en adopter. Or ce n’est pas un problème pour Leo qui peut tout acheter y compris un bébé ; il fournit aussi à son partenaire, en lui forçant quelque peu la main, une maison de haut standing. Mais après que Frank a réussi la prouesse de sortir une grande caisse de diamants du coffre-fort de la banque de Los Angeles, Leo, le receleur, ne donne à Frank que le dixième du prix promis en échange du butin. Le reste sera pour plus tard, dit-il, et d’ailleurs, sous la protection de la grande famille mafieuse dirigée par Leo, Frank ne manquera de rien. Pour se venger, Frank renvoie Jessie et leur enfant. Le film se terminera en carnage.
Ce synopsis a priori peu original de ce film de 1981 de Michael Mann ne gâche pas l’efficacité du «discours sans paroles » qu’il recèle, sa solution esthétique dans un langage de cinéma pur, où le réalisateur montre par des moyens optiques comment l’idéologie capitaliste brouille les oppositions et les différences en passant par l’effacement des équivoques, s’arrogeant d’imposer un métalangage obscène. Quel est ce discours filmique?
Le film fait sentir l’angoisse qui vient du voisinage que notre vie légale de citoyens entretient avec le crime. Voisinage que le film parvient à exacerber en ambiguïté : même quand on vit dans la légalité, on n’est pas à l’abri du soupçon, voire de la glissade vers la délinquance. C’est la vraie raison de cette insécurité juridique éprouvée aujourd’hui par beaucoup de monde et qui s’ajoute à celle dite sociale et économique. Qu’un Etat comme la France où l’on enferme si facilement augmente encore cette insécurité-là, cela va sans dire. Ce qui rapproche la vie légale d’une vie hantée par le crime a beaucoup à faire avec la condition capitaliste qui, elle, se joue de toute frontière entre le crime et la vie en toute légalité.
Dès le départ, Frank se démarque de ces repris de justice ordinaires qui sortent de prison avec l’intention de s’intégrer sans encombre dans la vie civile, sans toujours y arriver. Lui ne veut pas d’une vie équilibrée, homéostatique. Son garage lui rapporterait assez pour bien vivre. Mais, ayant vécu l’enfer – il a été violé par un pervers en prison et n’a pu survivre qu’en choisissant de tuer son tortionnaire - il croit que rien d’autre ne peut le protéger à part la richesse. L’accumulation insensée doit à la fois prévenir le danger de la violence mais elle appelle aussi le retour de celle-ci. Frank ne vole pas poussé par la fameuse pulsion avec laquelle tout le monde explique aujourd’hui les passages à l’acte criminel : il tombe dans le piège de la promesse que l’angoisse se laissera juguler grâce à la capitalisation. Il le dit à Jessie : la vie écornée, sans luxe, très peu pour lui. Du coup, il lui en faut deux de vies. C’est son pari à lui.
Ce dédoublement se propage dans le film. Il y a la petite famille qu’il veut fonder, sans bien y arriver. Il parvient à persuader Jessie de le rejoindre malgré ses réticences à partager sa vie. Mais son désir d’enfant resterait insatisfait sans l’intervention du parrain Leo, père obscène qui se charge de lui acheter le bébé d’une femme qui en fait commerce. Tout est négociable dans le Milieu. À la famille, salutaire dans l’esprit de Frank, répond la « grande famille » mafieuse. Leo répète sans cesse que Frank en fera partie et qu’il veillera sur lui. Et Frank tombe dans le piège. Pourtant il n’y croit pas mais Leo lui a montré que son individualisme criminel était condamné à l’échec. Le film montre donc comment le versant criminel du capitalisme redéfinit les termes dans un métalangage obscène et surmoïque. Il n’y a qu’une seule famille qui vaut : celle qui peut vous transformer en esclave.
Autre opposition : aux étincelles sortant du tuyau de soudure grâce auquel Frank ouvre les coffres-forts répond la lumière des diamants qui scintille au fond des coffres-forts comme dans une caverne. Le film joue sur le contraste entre la lumière prosaïque produite par l’instrument de travail de Frank et l’éclat des diamants quand ils coulent dans une pluie transcendante, dans le récipient qu’il va rapporter.
Frank a beau utiliser les moyens les plus sophistiqués pour s’introduire dans le coffre-fort de la Banque de Californie, il doit quand même s’acharner physiquement contre la porte du coffre aux multiples blindages. Le spectateur croit succomber à une illusion : Frank ressemble à une gueule noire dans une mine qui perce à jour la précieuse pierre. C’est comme si ce film, au-delà de son récit noir, se déroulait aussi comme un persiflage pervers du travail. Frank se met en danger et travaille aussi dur qu’un mineur, mais lui est un spécialiste de la casse solitaire. Ses complices font le guet à la surface. Il ne pénètre pas dans les entrailles de la terre mais dans une boîte en acier mainte fois blindée qui recèle ces diamants polis dont la brillance l’aveugle et qui avaient été arrachés auparavant à l’état brut au rocher souterrain d’une mine africaine. Frank répète à l’intérieur d’une tour bancaire de L. A. le labeur du mineur pour soustraire une pluie de diamants à son dépôt au sein d’une banque. Son travail est contre-productif et nourrira l’économie parallèle du crime organisé. Il tourne au cauchemar.Le capital étend son empire à l’instar d’un territoire où il suffit de faire un mauvais pas pour se trouver dans une zone de non-droit. On y croit être du bon côté, côté jour, mais sous peine d’aller trop loin, on plonge dans la nuit. C’est ce glissement possible qui nourrit nos angoisses. Michael Mann a su démonter les faux-semblants du capitalisme quand il bascule vers le crime. Il suggère l’ambiguïté tout en imposant un langage sans équivoque ou le travail devient esclavage.