« A voiceless song sang from within, singing:
... ‘the morn is breaking’. »
(James Joyce, Ulysses. The corrected text. Pinguin Books, p. 216)

Alors que James Joyce était déjà très avancé dans son "Work in Progress", il chérissait un secret espoir: quand il sortirait de la nuit noire de "Finnegans Wake", sa fille, elle aussi, s’échapperait des ténèbres (de sa schizophrénie) (1). Il supposait à Lucia le don de télépathie ("clairvoyance" en anglais). Joyce liait donc la maladie de sa fille à l’écriture de son oeuvre. C’est sur la base de l’imbrication des symptômes du père et de sa fille que Lacan formule sa thèse nosologique sur l’auteur irlandais. Dans une leçon du Séminaire "Le Sinthome", que J.A. Miller a intitulée « Paroles imposées », Lacan affirme: « À l’endroit de la parole, quelque chose lui était imposé (2). » D’après Lacan, l’imposition de la parole se fit de plus en plus pressante au cours de la vie du poète. Il y répondit par une radicalisation progressive de son écriture entre le "Portrait de l’artiste..." et "Finnegans Wake", trajet qui passait par "Ulysse".

"Les Sirènes" marquent une rupture à l’intérieur d’"Ulysse". Même Ezra Pound, pourtant fidèle partisan de Joyce, se montra dérouté par la perte d’unité quÕa scellée ce chapitre (3). Celui-ci s’insère entre "Les Rochers errants", où plusieurs personnages du roman évoluent, chacun pour soi, dans « l’environnement hostile » du labyrinthe dublinois, et "Le Cyclope", épisode dans lequel Joyce met en valeur le courage de Bloom/Ulysse. Celui-ci se défend contre le sinistre « citoyen » antisémite qui le persécute.

Le contenu manifeste des "Sirènes" se laisse facilement résumer: c’est le déroulement d’un concert improvisé dans un bar de Dublin, conformément au goût de cette ville pour la musique vocale (4). C’est dans une telle atmosphère de fête que Joyce transposa le mythe du XIIème chant de l’"Odyssée". Il prisait la désacralisation et la désublimation (5).

Mais Hans Wollschläger, le traducteur allemand de Joyce, nous avertit que l’Odyssée de Bloom a uniquement lieu dans le langage et que le vrai héros d’"Ulysse" est le langage lui-même. Joyce lui-même a écrit à un traducteur de "Pénélope" qu’"Ulysse" est « une sorte d’encyclopédie ».
C’est sur le fond de cet holisme joycien que les exégètes les plus avancés, tel Jacques Aubert, dégagent aujourd’hui les différentes formes du Pas-Tout dans l’oeuvre du poète (6).

Je voudrais montrer que Joyce révèle, dans "Les Sirènes", quelques éléments de son « rapport au langage », soit de son symptôme (7). Ne pouvant pas raconter ce chapitre dans ses détails, je n’en donne ici que quelques fils de sa trame, tous porteurs d’une forme de jouissance.

Deux "barmaids", Miss Douce et Miss Kennedy, incarnent les sirènes et leur séduction. Attachées aux couleurs wagnériennes du bronze et de l’or, elles s’avèrent fascinées par le signifiant-maître. Ainsi, elles regardent et écoutent le passage du Vice-Roi par le « bise-brise » de l’Ormond-Bar, les « sabots » de la monture de ce personnage représentant ici la cadence de "lalangue". Pour le reste, elles cassent du sucre sur le dos des hommes. Bloom est l’objet de leurs rires stridents.

A leur action bruyante s’oppose la démarche plus allusive de l’adultère entre Molly Bloom et Blazes Boylan, « le clinquant, le fringant chouchou de ces dames ». Boylan a rendez-vous à seize heures avec Molly, c’est le moment où tous les protagonistes de notre épisode confluent vers l’hôtel Ormond. Le narrateur nous décrit, à intervalles réguliers, le chemin de Boylan vers son objet.

L’hôtel Ormond est une scène cloisonnée. Bloom et Goulding sont attablés dans la salle à manger. Les deux sirènes officient au comptoir du bar. Cowley, Dollard et Simon Dedalus chantent dans la salle de musique. Mais chacun regarde et écoute les autres. C’est la fête des objets (a), de la voix et du regard. Le concert improvisé est au centre de l’action. Les hôtes de l’Ormond deviennent instruments à musique. « Nous sommes leurs harpes », pense Bloom. On chante l’amour et sa perte: un des airs vient de Bellini, "La Sonnambula: « Tutto à sciolto »" (« Tout est perdu »).
Simon Dedalus se fait prier, mais à la fin il chante. La belle voix de cet homme, représentant le père de l’auteur, évoque cruellement le ratage de sa vie: « Son timbre est encore superbe (...) Quel animal ! Il aurait pu faire de l’or ! », rumine Bloom.

Vers la fin de l’épisode, on entend le « Toc-Toc-Toc-Toc » de la canne de l’accordeur aveugle, figure énigmatique dans laquelle Joyce s’est peut-être dépeint lui-même. Son bruit contraste avec les cliquetis des sabots du cheval du Vice-Roi. Pianiste génial, ce jeune homme vient réclamer son diapason, oublié dans le bar après qu’il y ait accordé le piano.

Loin d’être complets, ces fils du récit doivent suffire pour aborder la question du rapport de Joyce au langage, car il met dans ce chapitre "lalangue" en concurrence avec la musique (8). Il affirme même avoir perdu tout intérêt pour la musique après avoir rédigé cet épisode. Or, Joyce ne se contente pas d’imiter la musique par "lalangue". Certes,
"Les Sirènes" sont remplies d’onomatopées: De l’"Impertnent, tnentnent" initial du garçon de service qui singe le reproche ("Impertnent !") de Miss Douce, jusqu’au "Pprrpffrrppfff", le pet final qui échappe à Bloom quand il pense à une phrase particulièrement pompière d’un patriote irlandais. Sans doute, Joyce se moque-t-il, avec ces échos sonores,
d’énoncés ridicules de la langue en général. Mais ni l’ironie ni la parodie défensives ne suffisent pour apprécier les grandes créations psychotiques. L’épisode XI d’"Ulysse" nous permet de faire un pas de plus dans l’exploration du symptôme joycien.

1. Il est indéniable que Joyce utilise la dimension musicale de "lalangue" pour cerner la jouissance. Ainsi « l’ouverture » du chapitre est-elle une séquence de soixante fragments qui reste incompréhensible. Repris à l’intérieur du texte, ces fragments se réfèrent souvent à la voix (exclamations, injonctions, mots asémantiques). D’autre part, Joyce compose souvent des noms propres avec des noms d’organes ou des mots pour l’objet (« Miss voix de Kennedy »), ou bien il colle le nom de Bloom à un pronom relatif (« Bloomdont l’oeil noir... »). On trouve dans ce texte le signifiant programmatique de ce procédé dans le néologisme latin "corpusnomine". Mais Joyce utilise également la musique pour dénoncer la dimension mortifère de la jouissance. (Composées en 1919, "Les Sirènes" sont contemporaines d’« Au-delà du principe de plaisir » de Freud ! ) Voici seulement l’exemple du passage énigmatique (9), où Joyce compare le piano à un cercueil dont une personne non-identifiée (est-ce l’accordeur ?) ouvre le couvercle. Métonymie étrange qui rapproche la langue (symbolisée par le piano) de la mort.

2. Le schéma Linati indique une signification à ce chapitre: « la douce tromperie ». La langue sert à mentir: « Ne posez pas de questions, vous n’entendrez pas de mensonges », dit Miss Douce.

3. Ce texte nous révèle la conception assez particulière que Joyce s’est faite de "lalangue". Il y privilégie plutôt la dimension continue que la dimension discrète, oppositionnelle. Prenons le nom de Bloom. Il est synonyme de "flower" (fleur). Cela amène Bloom à ruminer sur le langage des fleurs qui signifie quelque chose. (C’est l’idée vulgaire de la
métaphore.) Or, coupant le mot "flower", Joyce arrive à un superbe détournement linguistique: « Means something, language of flow » («Veut dire quelque chose. Langage des fle »).

En effet, l’anglais "langage of flow" est aussi le langage des flux !

4. Le dernier point porte sur la musique comme cadre de "lalangue". On sait l’importance des cadres pour Joyce. Dans "Eole", il fait allusion aux vents, dans "Hadès" au cadavre, dans "Les Lestrygones" à la nourriture, etc. Or, il ne s’agit pas pour Joyce de représenter laréalité. Dans "Les Sirènes", il superpose "lalangue" et la musique.
Joyce ne veut pas mimer la musique. Il extrait de la musique quelques formalismes (rythmiques, thématiques, etc.) et quelques tics (l’allitération des librettos wagnériens, par exemple). D’autre part, il exploite les ressorts musicaux de "lalangue" (onomatopées, entrelacs des actions contées, etc.). Nouant ainsi "lalangue" et la musique, il crée une nouvelle écriture. Plus tard, dans "Finnegans Wake", il créera une nouvelle langue pour son oeuvre, en mettant ensemble plusieurs langues.
Ces structures qui franchissent les frontières, tantôt entre la langue et le cadre de la réalité, tantôt entre "lalangue" et la musique, tantôt entre les langues elles-mêmes, sont de l’ordre du symptôme. Le symptôme s’interpose entre le sujet et le signifiant qui risque de se déchaîner sur lui sous forme de voix.

J’émettrai ici l’hypothèse que l’écriture symptomatique des "Sirènes" problématise deux manques. D’une part, le manque du rapport sexuel: l’adultère entre Molly et Boylan est différé. Ils ne se rencontrent que dans le fantasme de Bloom dans "Circé". Bloom y est dans la position du voyeur. D’autre part, le deuxième manque résulte d’un impossible:
"lalangue" ne peut pas devenir musique. Joyce reste astreint à son effort de créer une nouvelle écriture.

 

1. Cf. Ellman Richard, "James Joyce, New and Revised", Editions Oxford, 1983, p. 678.
2. Lacan (J.), « Le Sinthome », texte établi par J.A. Miller, séance du 17 février 1976, "Ornicar?", n° 8, p. 17.
3. Cf. Joyce (J.), "OEuvre II", Gallimard, p. 1455.
4. "Ibid.", p. 1553.
5. Cf. Reichert Klaus, "Vielfacher Schriftsinn", Francfort, 1989, p. 30.
6. Aubert (J.), « Figures de l’Incongru », communication prononcée au colloque « Ecriture et symptôme », à l’Université de Lille III, le 28 mars 1998, à paraître.7. Cf. Lacan (J.), « Joyce le symptôme », "Joyce avec Lacan", Navarin éditeur, 1987, p. 26-27.
8. Cf. Ferrer (D.), « Les Sirènes. Notice », in James Joyce, "OEuvres II", p. 1453.9 - Joyce (J.), "OEuvres II", Gallimard, p. 296.

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