15 septembre 2002
Rien n’est plus rassurant que de pouvoir cerner un phénomène inquiétant, de l’identifier et de le localiser quand il s’agit d’une maladie, de l’attribuer à un groupe social, une partie de la population, voire à un parti politique quand on a affaire à une convulsion sociale. Sans doute les populismes en Europe sont-ils représentés par un certain nombre de formations politiques qui se situent souvent à l’extrême droite sur l’échiquier de nos démocraties : Le Front National de Jean-Marie Le Pen , (France), le FPÖ de Jörg Haider (Autriche), le Vlaams Blok de Filip Dewinter (Belgique), le SVP de Christoph Blocher (Suisse), la Lega nord d’Umberto Bossi (Italie), Le parti hambourgeois du juge Ronald Schill, l’agitation antisémite autour de Jürgen Möllemann dans le FPD (Allemagne), le mouvement paysan d’Andrzej Lepper (Pologne), le Parti Populaire de Pia Kjaersgaard (Danemark), Le Parti du Progrès de Carl Ivar Hagen (Norvège) le Parti Populaire de Paulo Portas (Portugal), etc. Toutes ces formations et tendances ont été étudiées dans leurs spécificités respectives.
Les politologues et observateurs font remarquer que les populismes ne se limitent pas à l’(extrême) droite. Aussi a-t-on pu caractériser l’hollandais Pym Fortyn comme un libéral autoritaire, on considère Oskar Lafontaine comme le fer de lance du nouveau populisme de la gauche allemande (à l’ouest) ; les tendances populistes du PDS de l’ex-Sénateur Gregor Gysi à l’est de l’Allemagne sont avérées depuis longtemps et ce n’est que grâce à une correction récente des idéologues d’Attac que ce mouvement prend ses distances vis à vis de son anti-mondialisme primaire d’antan. Même le New Labour de Tony Blair a trouvé en Gordon Brown, Philip Gould et Peter Mandelson des défenseurs fervents de la classe ouvrière blanche et ne recule pas devant un « populisme ethnique ». La dichotomie droite /gauche semble donc quelque peu bouleversée par ces étranges récupérations de peurs, malaises, détresses et autres volontés de revanche supposées à un peuple souvent introuvable. Récupérations qui aboutissent dans la plupart des cas à des propositions phobiques : fermetures des frontières, protectionnismes en tout genre que l’on croit souvent compatibles avec un libéralisme thatchérien à l’intérieur des forteresses idéologiques que l’on veut construire, ségrégation, voire rejet des réfugiés et immigrés.
Les travaux sur le phénomène populiste contredisent au moins deux préjugés : ces phénomènes ne se laissent pas cantonner dans les marges et extrêmes des sociétés européennes actuelles et, étant donné qu’ils sont souvent représentés sous la forme de partis et de mouvements, ils n’échappent nullement au contrôle du jeu démocratique. Si certains de ces mouvements – comme le Front National ou le FPÖ - prétendent donner la voix aux exclus, aux marginaux, voire aux perdants de l’ultra-libéralisme, ils ne sont point exclus eux-mêmes en tant que partis politiques, même si les lois électorales ne leur sont pas favorables. Le Pen revendique pour lui même de s’être toujours tenu aux règles de la démocratie qu’il insulte néanmoins maintenant comme « totalitaire » et Alain Badiou a raison de considérer le leader du Front National comme un pur produit du parlementarisme français. C’est encore plus clair dans le cas de Jörg Haider qui était déjà à 28 ans député au parlement autrichien. Après les années flamboyantes du chancelier socialiste Bruno Kreisky, la politique autrichienne aurait succombé à l’ennui mortel de ses successeurs sans l’obscène spectacle que Haider présente aux Autrichiens depuis 20 ans.
La jouissance inhérente à ce symptôme social que l’on désigne maintenant comme « populisme » tend un piège à ceux qui l’interrogent. Ils risquent de redoubler dans leurs débats la prétendue exclusion, souvent cherchée par les provocateurs extrémistes eux-mêmes qui sont toujours à l’affût d’occasions de promouvoir leur présence dans les médias. À l’autre opposé de l’indignation politiquement correcte se trouvent des spécialistes qui, pour se démarquer du mépris des élites libérales, témoignent d’une vraie complaisance à l’égard de la vague populiste qu’ils interprètent comme une juste réaction aux injustices économiques qui frappent les déshérités autochtones de leurs pays. Il est vrai que les populistes dénoncent souvent des situations intenables : par exemple le système de répartition des pouvoirs entre les partis conservateur et socialiste en Autriche sur le dos des électeurs (système dit du Proporz) jusqu’en 1999, ou les importations insensées de produits agricoles en Pologne, imposées par l’Union Européenne, mesure qui met tant des agriculteurs polonais sur la paille parce qu’ils ne peuvent plus que jeter leurs propres productions. Quant au cas autrichien on doit noter que la distribution des postes continue sous la coalition entre les conservateurs et le parti de l’extrême droite. Et l’ex-boxeur Andrzej Lepper disqualifie par sa violence la cause juste des paysans appauvris qu’il représente.
La peur hystérique face au danger extrémiste telle qu’elle s’est manifestée en France après le premier tour de l’élection présidentielle masque encore le vrai problème que révèle la montée des différentes formations populistes européennes : une crise profonde au sein de nos démocraties. Car le populisme n’est pas dangereux à cause de sa force réactionnaire qui, après tout, a d’ores et déjà trouvé ses limites. Il révèle plutôt des pathologies inquiétantes dans les systèmes représentatifs de nos sociétés, leurs tendances régressives, leur renoncements à leurs valeurs fondatrices, leur incohérence politique et leur arbitraire dans le maniement de la parole. Ces faiblesses sont compensées par un exercice du pouvoir toujours plus brutal vis-à-vis les personnes démunies de tout droit – les chômeurs, les sans abris, les immigrés, les réfugiés, les prisonniers. Ce n’est pas la pression venant des poussées populistes qui conduit les appareils des partis traditionnels à l’abandon de leurs semblants et garde-fous démocratiques. Au contraire, c’est cet abandon lent qui a produit la surenchère populiste. L’écrivain Peter Turrini faisait déjà remarquer en 1987 que Haider n’était pas l’adversaire des deux grands partis politiques autrichiens mais leur « amplificateur », celui qui les doublait par ses exagérations. L’invention du Front National par Mitterand, épinglée par Jean-Claude Milner, est un autre exemple de cette complicité entre les partis traditionnels et les partis extrémistes.
Les impasses populistes – racisme, repli sur soi, exclusion des faibles, mensonge sur les valeurs fondatrices de toute communauté – doivent plutôt être interprétées comme les signes de la sclérose de notre système politique que comme des poussées réactives à la marge de nos sociétés. Michael Müller, vice-président de la fraction de l’SPD au Bundestag, a raison d’écrire que le populisme détruit la démocratie et risque de nous préparer un siècle autoritaire. Mais l’abîme qui se creuse entre les working poor et les hyper-riches résulte directement de l’impuissance des politiques à stopper la dérégulation de l’économie du marché. Nos appareils d’état portent une lourde responsabilité dans la lassitude vis à vis de la politique qui, selon la plupart des politologues, renforce les rangs populistes. Quand les représentants du peuple se contentent d’organiser « la société du spectacle », ils sont vite dépassés par des clowns démagogiques prêts d’aller plus loin dans la distraction des foules.
Comment opère donc la prise de pouvoir populiste ? Loin de déclencher une contre-révolution, elle se saisit, d’une part, d’un certain nombre de signifiants pour les pervertir. Jörg Haider calme la peur notoire des Autrichiens face à toute possibilité de changement quand il leur assure qu’il ne sera pas nécessaire de faire une révolution dans leur pays. (H, 18). D’autre part, elle pousse à la jouissance incestueuse, incitation qui se répercute dans des programmes qui prônent le bonheur de rester entre soi et du retour au pays d’origine habité par la mère (Heimat). Les variantes du populisme qui font la promotion de ce retour-là sont héritières du nazisme. Nikolas Sombart parle dans un de ses livres de cette descente aux mères dont Hitler se voulait le champion le plus ardent. L’opération populiste dans le langage se montre en premier lieu dans la confiscation du mot « peuple ».
Giorgio Agamben a publié, en 1995 deux essais incisifs sur ce mot. Dans « Qu’est-ce qu’un peuple, » (M, p. 39-46), il souligne d’abord « l’ambiguïté sémantique » du concept de « peuple » qui désigne d’une part « l’ensemble des citoyens en tant que corps politique unitaire » (comme « le peuple italien, le juge populaire, ou encore le peuple inscrit dans la Constitution américaine – « We people of the United States… »). D’autre part, on entend par « le peuple » aussi « les pauvres, les déshérités, les exclus » ; « les membres des classes inférieures ». Nous parlons ainsi de « l’homme du peuple », de « quartiers populaires » etc. Selon Agamben, cette ambiguïté ne saurait être fortuite, elle reflète plutôt une « amphibologie inhérente à la nature et à la fonction du concept de peuple dans la politique occidentale » (40). D’une part, le Peuple est « corps politique intégral », souverain, pourrait-on y rajouter ; d’autre part le peuple est « multiplicité fragmentaire de corps besogneux et exclus » (41). Dans sa polarité le mot peuple évoque à Agamben les « mots primitifs » (Urworte) de Karl Abel, tel « le sacré », qui prennent deux sens opposés. Tandis que le Peuple est inclus dans la Cité et qu’on peut lui attribuer la vie au sens de bios, le peuple en est exclu et se trouve plutôt dans « la vie nue » (zoé). Le concept du peuple porte donc en lui une « scission fondamentale », voire même « la fracture biopolitique fondamentale ». Ce concept suscite des contradictions et des apories quand il « est mis en jeu sur la scène politique ». Il porte en lui une scission plus originelle que celle d’ami-ennemi, chère à Carl Schmitt. Les guerres intestines qui déchirent chaque peuple et même la lutte des classe remontent à cette scission radicale entre le Peuple et le peuple(42) exprimée par exemple dans la dichotomie romaine de populus et plebs. À chaque époque historique, cette scission se manifeste : quand, par exemple, à partir de la Révolution française, le Peuple devient souverain, « le peuple se transforme en une présence embarrassante, et misère et exclusion apparaissent pour la première fois comme un scandale en tout point intolérable » (43). Quant à notre époque, Agamben formule la thèse centrale à son essai : notre époque tente de combler la scission qui divise le peuple, elle veut éliminer le peuple des exclus. Cette tentative s’observe à droite comme à gauche dans les pays industrialisés. On veut y « produire un peuple un et indivisé », « un peuple sans fracture ». C’est ce le « projet biopolitique » de notre ère. C’est sous cet angle qu’Agamben jette un regard nouveau sur l’extermination des Juifs dans l’empire nazi. Les Juifs, ne se laissant pas intégrer dans « le corps politique national » représentant ainsi le peuple, sont son « symbole vivant ». Mais ce peuple par excellence perd tous ses droits dans l’Allemagne nazie, il n’a plus que ce qu’Agamben appelle « la vie nue ». Or, cette présence de la vie nue devient intolérable à ceux qui veulent créer le Volk allemand, soit un « corps politique intégral » et pur, un peuple sans faille « qui a comblé la fracture biopolitique originelle » (45). Cette production du Peuple (Volk) aura un prix. Agamben propose une variante de l’impératif freudien, Wo Es war soll Ich werden (« Là où c’était Je dois advenir »). Là où il y a la vie nue, il doit y avoir le Peuple, dirait l’impératif pervers de la biopolitique moderne. Mais cet impératif entraîne immédiatement son corollaire inverse : Là où il y a le Peuple, il y a la vie nue, c’est à dire le peuple sans aucun droit. Et c’est ce peuple, réduit à la vie nue que les nazis ne pouvaient pas supporter. Ils se sont donc mis à l’exterminer dans leurs camps.
Depuis cette époque, n’y a pas vraiment eu solution de continuité dans la volonté de rendre homogène le Peuple, en poussant les classes pauvres aux marges extrêmes de notre monde. Des populations entières du tiers monde sont réduites à la vie nue. Les systèmes capitalistes de l’Occident ne prennent donc pas en compte « la scission biopolitique ». Ils veulent plutôt la combler au prix d’une exclusion toujours plus atroce. Les idéologies populistes jouent un double jeu face à cette politique. D’une part, ils prétendent de défendre les laissés-pour- compte. Mais encore faut-il que les déclassés, les perdants et les victimes du marché relèvent de la bonne nation, de la bonne race, de la bonne classe sociale et souvent du bon sexe (le parti de Haider est un parti sexiste.) Aussi les populistes ne font que renforcer l’obturation de la scission originelle dont pâtit le peuple par ces propriétés (ce classe, race, nation et de sexe) et augmentent ainsi l’exclusion réelle de tous ceux qui n’entrent pas dans l’Imaginaire de leur conception du Peuple à eux.
Un livre d’Alice Becker-Ho (Les Princes du jargon, Paris, 1990), inspire à Agamben une mise en cause encore plus radicale du concept du peuple (cf. « Les langues et les peuples » (M, p. 73- 81). Agamben rappelle que le concept du peuple est souvent défini à l’aide du concept de la langue parlée par une communauté donnée, de même que l’on réfère une langue fréquemment à la communauté qui la parle et que l’on considère comme un peuple. (Cette interdépendance des deux concepts joue en effet un rôle dans les législations sur l’immigration : dans plusieurs pays européens on demande maintenant aux candidats à l’immigration de passer des cours et des examens de la langue du pays qui les accueille.) Or, les deux concepts sont plus qu’incertains. « Nous n’avons pas, en effet, la moindre idée de ce qu’est un peuple ni de ce qu’est une langue … » (76). Or, on a toujours voulu éclairer le concept obscur du peuple par le concept encore plus obscur de la langue. Ce sont les tsiganes et leur rapport à l’argot, déplié dans le livre d’Alice Becker-Ho, qui permettent à Agamben de transposer la relation entre nos deux concepts sur un nouveau terrain. Agamben observe d’abord que l’arrivée des tsiganes en France au cours des premières décennies du XVème siècle est à peu près contemporain de la naissance de l’argot, « la langue secrète des coquillards et des autres bandes de malfaiteurs qui se multiplient dans les années tourmentées marquant le passage de la société médiévale à l’État moderne » (74). Agamben peut alors s’appuyer sur une découverte de taille de Becker-Ho : au moins une partie du lexique de l’argot provient du rom des tsiganes. Or, l’argot n’est pas une langue mais un jargon, soit un langage secrète, que ces bandes de malfaiteurs à la fin du moyen âge dont sont issus les Tsiganes utilisaient afin de ne pas être compris par les autres. « Descendants d’une classe de hors-la loi d’une autre époque », les Tsiganes sont aussi peu un peuple que l’argot n’est une langue. Les tsiganes descendent d’une bande qui avait traversé une époque tourmentée et parlait un « langage exquis » pour se protéger. Sur ce détail de l’histoire, Agamben bâtit une parabole audacieuse, « la thèse selon laquelle tous les peuples sont des Tsiganes et toutes les langues des argots » (79). Cette thèse a le mérite d’en finir avec les idéologies qui tentent de douer les concepts du peuple et de la langue de substances douteuses. Elle ouvre en plus des nouvelles perspectives pour la recherche. Les langues ne sont-elles pas toujours tributaires des innovations poétiques ? Et les poètes innovateurs (Dante, Joyce, Celan,…) ne se réfèrent-ils pas souvent à des communautés minoritaires ? La parabole d’Agamben, à savoir que les peuples qui se respectent sont des Tsiganes et leurs langues sont des argots dénonce donc aussi la frilosité des populismes. Ceux-ci ont horreur de l’élan qui constitue les vrais peuples. Loin de se limiter au nomadisme, un peu rabâché ces temps-ci, cet élan consiste plutôt dans l’assomption d’un destin commun et d’une solidarité, introuvables dans la réalité sociale prônés par les partis nationalistes.
Les adhérents du populisme s’opposent dans une adversité spéculaire aux peuples (les classes pauvres, les réfugiés, les peuples du tiers monde,…). Cette agressivité imaginaire se manifeste aussi au niveau du langage. Si un peuple parle un argot, un jargon qui devient langue, les populistes développent des rhétoriques d’effets faciles : tantôt isolationnistes et hautaine – Le Pen se plaît de savoir manier le système des subjonctifs - tantôt d’une familiarité affligeante. Haider parle une langue à la fois familière et étrangère à ses électeurs, écrit Christa Zöchling (H, p. 14).
Emaillées d’invectives, ces rhétoriques s’emploient à exciter les foules par la transgression des interdictions de l’antisémitisme et du racisme, interdictions observées jusqu’à un passé récent dans les sociétés européennes. Lorsque, au printemps de cette année Jürgen Möllemann a amplifié les attaques antisémites de Jamal Karsli, un ancien Vert, contre Michel Friedmann, le représentant des Juifs allemands, Möllemann se félicitait que la section du FPD de Rhénanie-Westphalie dont il appartient avait gagné 300 nouveaux membres. Haider et Le Pen enregistraient des succès semblables comme effets de leurs paroles de haine. Lorsqu’un Nigérien, en voie d’expulsion est étouffé en présence de policiers autrichiens, Haider n’a rien d’autre à dire que ceci : de tels Nigériens sont des dealers de drogue et des « assassins de nos enfants ».
Certes l’hommage de Haider à l’SS et à la politique du plein emploi du IIIème Reich ont rapporté des voix au FPÖ du leader carinthien. Mais ces excès de parole correspondent aussi à une tendance plus profonde que cette « transgression calculée de règles » que Michael Müller dénonce chez les populistes. Haider applique un programme nihiliste, cette dévaluation de valeurs, que la société de l’après-guerre avait supposé comme rétablies. Pour cette société, sortie des horreurs du nazisme, qui se définissait comme humaniste, les lendemains chantaient encore à cette époque. Les Möllemanns et Haiders ne se limitent point à la provocation, en faisant sauter des tabous. Ils essaient, non sans succès de démolir ces valeurs symboliques dont tout le monde espérait qu’elles fassent barrage contre la bête humaine.
Or, le langage populiste ne se limite pas à ces extrémismes. Il peut prendre des formes beaucoup plus policées et sournoises. N’observe-t-on pas, depuis la réinstallation de la droite au pouvoir en France un étrange style de communication, inventé pour « la nouvelle gouvernance ». D’une part, le nouveau pouvoir prend ses distances avec les élites. D’autre part, les communiqués techniques, froids et objectifs prisés des sociaux-libéraux sont remplacés par ce que l’on a d’ores et déjà baptisé du terme de « raffarinades ». Énoncés du premier ministre dont on aurait tort de sous-estimer l’efficace. Raffarin n’a pas seulement trouvé un moyen de se démarquer du discours technocratique de ses prédécesseurs. La trivialité de ses sagesses (« La route est droite mais la pente est raide ») pourrait receler un potentiel insoupçonné d’identification. Rien n’est mieux partageable que le vide. L’identification dans la psychologie des foules post-modernes se base moins sur un « trait unaire » (dont l’exemple lacanien est la moustache de Hitler) que sur le vide qui habite tout sujet.
Sloterdijk écrit : « Le secret des Führer d’antan et des stars d’aujourd’hui consiste en ceci qu’ils ressemblent justement à leurs admirateurs les plus obtus… » ( V, p. 21). Pour Sloterdijk le Führer est le mandataire et le condensé de la bassesse et du vilain (Gemeinheit) de la foule. Mais l’analyse de cette identification doit être approfondie. Les figures qui galvanisent aujourd’hui les foules ne répugnent certainement pas à incarner le dénominateur commun de la vulgarité mais elles fonctionnent aussi en se soustrayant aux identités que l’on pourrait leur attribuer. La tendance de Haider à s’entourer d’une bande de jeunes hommes a trouvé son écho dans les rumeurs sur son homosexualité. Rumeurs renforcées par le silence sur les homosexuels de la part de ce pourfendeur des minorités pas très catholiques. Elfriede Jelinek n’a pas hésité à donner son avis sur cette question. Certes, Haider est le centre d’un cercle homoérotique, mais il joue avant tout avec son « ambivalence sexuelle ». « Il peut être homme et femme en même temps, c’est ce chatoiement qui lui permet de ‘captiver’ les foules » (H, 214). Remarque précieuse qui éclaire aussi le penchant de Haider et de ses hommes pour le démenti politique Quand ils sont allés trop loin dans leurs transgressions ils nient même l’évidence de leurs paroles enregistrées, se déclarant être les victimes des manipulations manigancées par des puissances obscures (étrangères, socialistes, maçonniques, etc.). L’effacement de la trace qui fait preuve est dicté par la nécessité de présenter une face où tout est possible, où tout peut être dit. Tout mais aussi bien rien : Haider, très procédurier, est passé maître de censure, jamais à court d’astuces judiciaires pour se défendre dans des procès interminables contre toute plainte engagée contre lui quand il a diffamé un adversaire.
Dans l’exploitation de l’ambiguïté sexuelle et de l’incohérence logique, le populisme colle à la mode. Il est effectivement de bon ton aujourd’hui de fusionner les contraires dans des formules spectaculaires et de s’affranchir des contraintes de la loi du signifiant. Peu importe que de tels sophismes ne relèvent que d’une dépendance accrue d’un symbolique vidé de sa rigueur ! Le populisme leste son chic post-moderne de nombreuses régressions à des idéologies les plus reculées : racisme, préférence nationale, sacralisation de la famille et de la mère, destruction des lois symboliques élémentaires comme l’hospitalité, le respect de l’autre, retour à l’adulation du petit chef.
Car en effet, le leader populiste obéit à une étrange logique. Catapulté par un programme impossible à réaliser, il fuit la responsabilité comme la peste, sachant qu’il ne serait rien sans la protestation et la surenchère. D’où la débâcle récente de la coalition gouvernementale autrichienne. Ce gouvernement est tombé devant les revendications exorbitantes du leader du FPÖ, un parti qui se situait à la fois dans l’opposition et au gouvernement. Or, M. Haider s’est aussi auto-piégé. Il aurait bien voulu faire un compromis alors que c’était trop tard. Le chef populiste, craignant la prise de pouvoir ne peut que persifler l’autorité politique. Cette attitude, somme toute auto-destructrice, est plus destructrice que l’on ne pense car elle s’est déjà infiltrée dans le pouvoir lui-même. Plusieurs renoncements et non-décisions au niveau européen témoignent de la séduction exercée par l’irresponsabilité populiste. Que l’on pense aux défaillances dans la construction de la défense européenne, à la faiblesse de la politique de la recherche et à l’avarice européenne vis-à-vis des peuples d’Afrique et d’Asie.
Le populisme est le symptôme d’un discours politique entravé. Est-ce un hasard si l’Autriche, le premier pays européen qui y a succombé, ne dispose pratiquement d’aucun journal sérieux. Pire encore, ce pays est pratiquement co-gouverné par l’éditeur d’un tabloïde aux relents fascistes, la Kronenzeitung. Mais ce phénomène n’aurait pas beaucoup d’importance au-delà du folklore alpin si les grands journaux allemands ne commençaient pas, à leur tour, à perdre leur substance. Étranglés par la baisse de la publicité ils sont obligés de réduire sévèrement leurs rédactions.
Le penchant populiste de la télévision n’est plus un secret pour personne. Un certain nombre de films à succès jouent la même carte. Qu’on pense par exemple à Monster’s ball (« À l’ombre de la haine »). Ce film semble célébrer l’amour entre un gardien de prison blanc et une femme noire. Mais à y regarder de plus près il véhicule un message purement social-darwiniste. L’amour entre le belle Halle Berry et le costaud Billy Bob Thornton ne devient possible qu’après l’élimination de tous les faibles : du mari de Hall, exécuté après un long séjour dans un couloir de la mort ; du fils obèse de Hall, du père aigri de Billy Bob etc. Même son de cloche dans Lantana, un film australien qui chante la gloire du couple sain au détriment des troublions adultères qui restent sur la route. Ces deux exemples montrent une certaine connivence de l’Imaginaire contemporain et l’idéologie populiste. Dans toute crise de l’imagination créatrice on voit monter les imagos réactionnaires.
Les leaders populistes prétendent vouloir changer la corruption, la stagnation et l’injustice dans nos sociétés. Mais leur manque d’imagination les force à recourir aux instincts les plus bas dont l’homme est capable : le racisme, la xénophobie, l’exclusion de l’autre. Leo Löwenthal, un sociologue de la littérature a caractérisé la technique rhétorique des « enjôleurs » populistes comme « psychanalyse renversée » (psychoanalysis in reverse). (cf. Helmut Dubiel, « Die Stunde der Verführer », in Die Zeit, 5 Septembre 2002, p. 11). Le bon psychanalyste s’efface en aidant son patient de se dépêtrer de ses entraves conflictuelles et de ses angoisses. « Le populiste fait le contraire. Il renforce les angoisses inconscientes et les obsessions de son public afin de l’attacher à lui », écrit Helmut Dubiel (loc. cit.). Cette opposition entre le populisme et la psychanalyse se laisse approfondir quand on relit les textes de Freud sur la société et la religion. Nous n’en extrayons que trois points.
Il a souvent été noté que Freud n’était pas un démocrate fervent. Avait-il pourtant un penchant pour l’autoritarisme en politique ? C’est à voir. À regarder de plus près ses écrits sur la société des années vingt et trente, on s’aperçoit qu’il a deux idées du leadership, l’une plutôt critique, l’autre idéaliste. Il y a le leader et les guides. Le leader ou le Führer s’offre comme objet à une foule, il est admiré par les membres de cette foule qui reconnaissent en lui quelque chose d’eux-mêmes, s’identifient à lui. Pour cela ils devaient d’abord sacrifier leurs idéaux propres qui ne peuvent pas être les mêmes pour tous et ils les ont remplacé par l’objet aimé qu’est devenu leur leader. Ce mécanisme de la psychologie des masses présente l’analyse du fascisme montant à l’époque où Freud a écrit son livre Psychologie des foules et analyse du moi. (1921). L’analyse freudienne du Führer n’est pas directement applicable au populisme qui peut être distillé par un politique démocratiquement élu. Néanmoins le populisme et le fascisme partagent un fait : ils passent par la manipulation de leur public et non pas par l’argumentation politique et à cet égard ils ne laissent pas à leur public le choix de la réflexion et de la pensée ; ils imposent leurs contenus.
Mais on trouve chez Freud aussi un autre type de leader. Freud l’appelle de ses vœux dans L’avenir d’une illusion ou dans Pourquoi la guerre ?. Quand il parle de ce type de guide, il emploie souvent le pluriel. Les personnes incarnant ces guides sont plutôt opposées aux foules. Qu’est-ce que c’est qui les en différencie ? Ayant dompté leurs propres pulsions et acquis la « possession culturelle psychologique hautement précieuse » d’un renforcement du Surmoi, elles sont les produits d’une mutation : d’adversaires de la culture elles sont devenues supports de la culture. Si ces « individus-modèles » sont reconnus par les foules comme leurs guides elles auront une influence sur ces foules et pourront les amener aux accomplissements et aux renoncements sur lesquels repose la culture. Pour ne pas perdre leur influence et céder à la foule, ces personnes devraient disposer d’un certain pouvoir qui les rend indépendant de celles-ci. Ce rêve platonicien n’est sans doute pas compatible avec la démocratie. Ce que Freud semble craindre le plus en 1932-1933 est la connivence entre le leader et la foule. D’autre part, il emploie le pluriel quand il parle de ces « porteurs de culture » qui auraient à amener les foules à contribuer à la culture. Formeraient-ils une oligarchie de maîtres ? Rappelons que Freud leur accorde avant tout la maîtrise de leurs propres pulsions. On voit donc mal ce qui les pousserait à l’abus de leur pouvoir. On sait aussi comment ce rêve de Freud se termine quand il condensera ces figures de guides vers la culture en la seule personne de son Moïse.
Freud n’a pas renoncé à son rêve. N’a-t-il pas formé un nombre d’analystes pour qui la question du domptage de leurs pulsions et celle de leur actes, qui en résulte, s’est en effet posée dans le réel. Freud situe donc les conflits décisifs de l’homme dans la culture, n’acceptant pas de ravaler la culture à la civilisation. Cette mise en valeur de la culture ne l’amène point à sous-estimer la nature. On ne trouve chez Freud aucune glorification de la technique. La nature ne sera jamais complètement soumise à l’homme. Elle s’insurge contre nous avec une violence « grandiose, cruelle, impitoyable », nous confronte à nouveau avec notre faiblesse et détresse à laquelle nous avons voulu nous soustraire par notre travail de culture (Kulturarbeit). Si ces lignes évoquent l’attribution du sublime à la nature dans la littérature romantique elles acquièrent aujourd’hui aussi une étrange actualité. Ainsi on ne peut pas ne pas penser aux récentes inondations en France et en Europe centrale quand on lit sous la plume de Freud que les catastrophes élémentaires ont au moins l’avantage de détourner l’humanité de son hostilité latente, de sa dispersion culturelle(Kulturzerfahrenheit) et de ses difficultés internes pour la rappeler à sa « tâche commune » face à la puissance de la nature. D’autre part, Freud oppose la culture à la religion. Qui prendrait aujourd’hui à la légère son avertissement que la religion représente un danger pour la culture ?
L’hostilité populiste à la culture là où elle dérange la tranquillité et l’idylle petite-bourgeoises nous est démontrée aujourd’hui par plusieurs purges en Europe. Francfort a renvoyé le danseur Forythe, Hambourg ferme les subventions à Metzmacher, le directeur de son opéra et Zürich vient de chasser Marthaler, l’homme de théâtre et ceci au grand contentement du parti populiste (SVP) et de l’association des contribuables suisses. Le parti de M. Blocher reproche à Marthaler de faire du « théâtre fécal », l’association des contribuables lui reproche d’appartenir à la « Kulturmaffia ». Ce que Freud appelle le « combat de la culture » (Kulturkampf) a changé de terrain. Ce combat n’a plus uniquement lieu entre le sujet et sa pulsion. Il fait également rage dans la réalité : entre la religion et la culture, entre le capital et l’art, entre l’argent et la presse par exemple.
Il y a aujourd’hui exactement 70 ans que Freud écrivit à Einstein sa lettre publiée sous le titre « Pourquoi la guerre ? » (Septembre 1932). La question du grand physicien, à savoir ce que l’on pouvait faire afin de défendre les hommes contre la fatalité de la guerre l’a effrayé, vue son incompétence face à cette « tâche pratique » qui incombe aux hommes d’état. À la fin de sa lettre il écrit : « Vous voyez cela n’amène pas à grand chose que de demander conseil à un théoricien pour une tâche pratique urgente ». Comme pour démarquer le domaine de sa compétence pratique, il ajoute immédiatement à cet aveu d’impuissance : « Il vaut mieux s’efforcer dans chaque cas particulier de contrer le danger avec les moyens qui sont alors à votre disposition ». C’est dire qu’il ne désarme pas, lui qui vient se déclarer pacifiste par prédilection. Mais dans sa pratique à lui, on ne peut agir que cas par cas et chaque cas est singulier.
Le drame du politique aujourd’hui est qu’il semble avoir perdu sa compétence d’agir quand les problèmes deviennent sérieux. Aujourd’hui seulement ? Déjà en 1967, Guy Debord a diagnostiqué la perte de la pratique dans la société moderne [1] . Tout semble indiquer que la pratique est l’objet perdu de la politique et que celle-ci doit progressivement cacher cette perte par toutes sortes de semblants, l’un moins crédible que l’autre. Les spécialistes du populisme énumèrent non sans délectation, toutes ces incohérences auxquelles se heurte la politique de nos jours : Comment maintenir la paix et garantir en même temps les droits de l’homme ? Comment rendre le capitalisme global compatible avec la démocratie et la justice sociale ? Qui peut répondre à la demande de justice vis-à-vis des peuples du tiers monde et garder en même temps les frontières de son pays étanches ? (Helmut Dubiel, loc. cit.). Face à la complexité de ces problèmes on serait presque enclin à donner raison à Freud qui, exaspéré, écrit que « gouverner, éduquer, psychanalyser étaient trois gageures impossibles à tenir ». Ce à quoi Lacan répond que ce sont en effet des gageures mais que la preuve de leur impossibilité n’a pas encore été apportée. La difficulté à gouverner et agir sur les électeurs dans des Etats qui ont dû céder une partie importante de leur souveraineté a sans doute sa part dans la montée du populisme. Mais est-ce qu’il faut en faire un alibi pour cette montée ? Personne ne niera l’énorme difficulté de faire de la politique en Europe aujourd’hui. Mais le politique n’a-t-il pas le devoir de combattre la démagogie avec les armes de son inventivité et d’opposer son désir à la haine ? S’il n’en est pas capable il devient le complice du populisme. Car le danger d’un siècle autoritaire qui nous guette aujourd’hui vient moins des bons scores des partis extrémistes de droite que de la perméabilité de la majorité modérée au chantage populiste.
Paris, 15 Septembre 2002,
Franz Kaltenbeck
Note bibliographique :
Giorgio Agamben, Moyens sans fins, Paris, 1995, 2002, Rivages. (M)
Guy Debord, La Société du Spectacle, Paris 1992, Gallimard. (S)
Wolfgang Eismann (éd.), Rechtspopulismus. Österreichische Krankheit oder europäische Normalität ?, Vienne, 2002, Czernin Verlag. (S)
Sigmund Freud, Studienausgabe Band IX. Fragen der Gesellschaft. Ursprünge der Religion. Francfort, 1982. S. Fischer. (F)
Jacques Lacan, « Radiophonie », in Autres écrits, Paris, 2001, Seuil, p. 403-446. (R)
Populismus. Zeitdokument, Hambourg, à paraître. (P)
Peter Sloterdijk, Die Verachtung der Massen. Versuch über Kulturkämpfe in der modernen Gesellschaft, Francfort, 2000, Suhrkamp. (V)
Id., Falls Europa erwacht. Francfort, 2002, Suhrkamp. (E)
Christa Zöchling, Haider. Eine Karriere. Munich, 200, Econ. (H).
[1] « Le fait que la puissance pratique de la société moderne s’est détachée d’elle-même, et s’est édifiée un empire indépendant dans le spectacle, ne peut s’expliquer que par cet autre fait que cette pratique puissante continuait à manquer de cohésion, et était demeurée en contradiction avec elle-même ». (La Société du Spectacle, 23, Paris, 1992, Gallimard, folio, p. 25.)